Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le coeur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le coeur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le coeur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
***
Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782, 5e promenade, extrait.
9 commentaires
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11 avril 2010 à 01:04
Kajan
regard visionnaire du promeneur éternel en traitement homéopathique de la maladie nommée existence… ( qui, juste au passage, veut dire être hors de… )
merci
ça fait du bien
Kajan
11 avril 2010 à 16:34
Ad
Merci à vous Kajan pour vos commentaires ! Remarque étymologique très juste et bienvenue :-))
12 avril 2010 à 09:36
Luestan Theel
C’est « extase » qui veut dire étymologiqument « être hors de », et c’est une extase qu’évoquait Rousseau. « Existence » signifie étymologiquement « s’établir hors de », « provenir de ». Les deux verbes latins « stare » et « sistere » sont formés sur la même racine, mais le premier (« extase ») exprime l’état alors que le second (existence) exprime plutôt le mouvement, l’entrée dans un état. Il est donc remarquable que l’extase (état) puisse être considérée comme un remède à l’existence (mouvement).
Il se peut que la différence des deux mots vienne aussi du non dit, c’est-à-dire des compléments implicites et différents de ex- « hors de »…
12 avril 2010 à 11:36
Kajan
N’est-ce pas ce qu’on appelle prendre le mal par la racine? merci pour ces précisions… pour ma part je recommande le gingembre.
A bientôt, penseurs et poètes de tous bords.
12 avril 2010 à 18:45
Ad
Merci Luestan pour ces précisions. Mais en fait, je me demande s’il s’agit vraiment d’une extase, qui n’a pas vraiment perdu son sens étymologique et dénote un sentiment d’être comme hors de soi-même. Il n’y a pas d’extase mystique dans ce texte. C’est plus un sentiment tout simple de plénitude non ? Il s’agit surtout de se dégager du mouvement incessant du monde et de parvenir à un sentiment de permanence. Le sentiment de l’existence. La contradiction est qu’il arrive à se saisir une permanence, mais en fait, au sein-même du mouvement incessant. Etymologiquement, comme tu l’a montré, il n’y a pas loin de l’existence à l’extase 🙂
13 avril 2010 à 09:21
Luestan Theel
Je suis bien d’accord avec Ad. Seulement, je ne donne aucune valeur mystique au mot extase. Et plutôt qu’un état « hors de soi », j’y verrais volontiers un arrêt, une « station » hors du mouvement continu de l’existence. C’est en ce sens que j’ai suggéré que les « vacances » de Rousseau dans l’île Saint-Pierre ont été pour lui l’occasion de nombreuses « extases ». En tout cas, les deux paragraphes du texte de Rousseau soulignent bien l’opposition entre le « flux continuel » de l’existence et un état d’immobilité où « l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer ».
13 avril 2010 à 18:27
Ad
Oui, c’est tout à fait ça, mais il y a un problème avec la définition du mot extase, qui veut vraiment dire être hors de soi-même et appartient vraiment au vocabulaire mystique après vérification (certes rapide). Il faudrait juste trouver un autre mot (rude tâche ?) mais peu importe en fait, si on se met d’accord sur ce qu’on veut dire !
14 avril 2010 à 14:44
Kajan
Chers amis du sens et des sens,
il est fascinant de constater à quel point certains mots peuvent engendrer débat: existence, extase… amour! et tant d’autres…
Pour ma part le mot « personne » retourne souvent le terreau de ma compréhension. Puisse-t’ il le fertiliser…
Je remarque juste que Rousseau n’emploie à aucun moment le mot extase…
Comment nommer alors cet instant hors du temps? Je pense que chacun d’entre nous aura son idée… et cet instant surement saura échapper à tout vocabulaire!
14 avril 2010 à 18:42
Ad
Pour ma part j’aime bien « sentiment de l’existence », car les deux mots sont dans le texte, et pas très loin…
Oui, personne, c’est un peu comme rien (qui vient de rem latin, « chose », et signifie maintenant le contraire, « absence de chose »…). Personne est moins avancé dans le processus d’évidement : il signifie encore à la fois « individu » et « absence d’individu ». Ce texte nous a menés bien loin, j’ai bien fait de le poster !