Il y a quelque chose de mort au fond de moi,
Une vague nécrose une absence de joie
Je transporte avec moi une parcelle d’hiver,
Au milieu de Paris je vis comme au désert.
Dans la journée je sors acheter de la bière,
Dans le supermarché il y a quelques vieillards
J’évite facilement leur absence de regard
Et je n’ai guère envie de parler aux caissières.
Je n’en veux pas à ceux qui m’ont trouvé morbide,
J’ai toujours eu le don de casser les ambiances
Je n’ai à partager que de vagues souffrances
Des regrets, des échecs, une expérience du vide.
Rien n’interrompt jamais le rêve solitaire
Qui me tient lieu de vie et de destin probable,
D’après les médecins je suis le seul coupable.
C’est vrai j’ai un peu honte, et je devrais me taire ;
J’observe tristement l’écoulement des heures ;
Les saisons se succèdent dans le monde extérieur.
***
Michel Houellebecq – La Poursuite du bonheur
6 commentaires
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17 avril 2010 à 19:26
Dé
J’ignorai que Houellebecq écrivait de la poésie. C’est une belle découverte.
Ce poème est un curieux mélange de profondeur et de banalité. On pourrait presque y voir des touches de dérision par exemple dans « je sors acheter de la bière ». En tout cas ce poème « à tiroirs » m’intrigue…
Bon WE Ad 🙂
18 avril 2010 à 09:24
Ad
Moi aussi j’ai redécouvert avec surprise, sur un autre blog, ce poème qui est le seul à m’avoir marqué de ce petit recueil. Je vais peut-être le ressortir du coup !
Qu’entends-tu par « à tiroirs »? C’est vrai qu’il utilise quelques vieilles rengaines…
Je sens aussi une touche de dérision : on peut scander tout le poème en alexandrins 6 / 6 ultra classiques (en enlevant quelques e muets, ce qui n’est pas plus mal, ça fait plus naturel) : du coup, si on le lit avec le ton noble et grandiloquent de ce vers, ça sonne bien auto-dérision, surtout pour « Dans la journée je sors / acheter de la bière » etc. Ou alors, si on le lit juste sur le rythme monotone de l’alexandrin, ça colle parfaitement avec le fond à moitié dépressif…
19 avril 2010 à 07:47
Désirée
« à tiroirs » ça veut dire qu’on peut le comprendre de multiples manières. Y entendre plus que le vent à la surface des vers. Chercher à deviner l’intention de l’auteur c’est aller vers lui, et plus, le pénétrer. Quand de grands auteurs explicitent que la lecture n’est pas anodine, ils ont tout à fait raison. C’est sous la plume de Quignard je crois que j’ai lu la première fois cette vérité, que lorsqu’on lit on entre dans la tête de l’auteur, sa pensée, et qu’au fond si on y songe, c’est la chose la plus intime qui soit. C’est assez bouleversant je trouve.
Dans ce texte Houellebecq dit beaucoup, mais un je-ne-sais-quoi me dit qu’il s’amuse. Je ne parviens pas à entrer vraiment dans le côté spleeneux. Il nous manipulerait que ça ne m’étonnerait pas…
19 avril 2010 à 08:41
Ad
Ah d’accord, je n’avais pas du tout compris l’expression comme ça, mince ! Mais oui, du coup, je suis bien d’accord. Houellebecq se moque autant de lui-même qu’il a l’air de se payer légèrement notre tronche, on dirait… J’ai relu une bonne moitié de son recueil hier soir, c’est pas mal du tout, mais (délibérément) froid et monotone : une tristesse morbide, un humour cynique et grinçant, le train-train quotidien en alexandrins, avec Dieu dans les grandes surfaces…
Par ailleurs, je trouve aussi qu’un certain nombre d’auteur se construisent une sorte de « conscience universelle » : on rentrerait moins dans leur véritable intimité propre que dans une sorte de conscience collective de leur époque. Qu’en penses-tu ? Plus il y aurait de tiroirs à la commode, plus on aurait de chance d’y retrouver ses propres chaussettes !
Bonne semaine à toi Désirée 🙂
19 avril 2010 à 13:27
Désirée
« Par ailleurs, je trouve aussi qu’un certain nombre d’auteur se construisent une sorte de « conscience universelle » : on rentrerait moins dans leur véritable intimité propre que dans une sorte de conscience collective de leur époque. » Oui, certainement. J’ai pourtant la grande naïveté, ou le grand orgueil (au choix 😉 ) de croire que le manque de sincérité se « voit », ou plutôt se « lit ». Mais je pense aussi que très peu d’auteurs perdent leur temps à ne pas être sincères dans leur écriture, leur propos. On écrit ce qu’on est, avec ce qu’on est. Pour qui a une lecture attentive deux mots peuvent faire exploser tout le contenu, s’il est artificiel, d’un livre. Par exemple toute la très très longue analyse du comportement amoureux, toute la pensée épaisse que Quignard (je parle de lui en particulier parce que je relis ce bouquin une fois de plus) a voulu mettre sur une blessure ancienne dans « Vie secrète » vole en éclats quand il crie la véritable motivation de tout le bouquin: la souffrance de l’abandon. Et cela se traduit dans une seule phrase: « Vous êtes partie sans vous retourner ». Ici et là des petites phrases pleines d’amertume m’ont mis la puce à l’oreille.
Nos véritables motivations finissent toujours par affleurer, comme un iceberg.
Je ne sais pas si je me fait bien comprendre. Et de toutes façons ce n’est que mon opinion, mon ressenti 😉 Alors à partir de là tu as raison sur les chaussettes lol. Mais je crois qu’on en apporte autant qu’on en trouve, non tu ne crois pas?
Bonne semaine, je suis en pause pour pouvoir avancer mon futur éventuel recueil, mais j’ai plaisir à passer sur ce blog de qualité que tu nous proposes Ad. 🙂
19 avril 2010 à 14:32
Ad
Oui, c’est sûr qu’on n’écrit que ce qu’on est, avec ce qu’on est. Dans ce cas pour sauver ce que je disais il faudrait « être collectif », que le poète soit collectif. Vaste projet un peu chimérique… Je pense à Montaigne : « Chaque être humain porte en lui-même la forme entière de l’humaine condition ». Mais aussi, oui, on s’arrange toujours soi-même pour fourrer nos propres chaussettes dans la commode lol !
Il y a quelque chose qui me gêne dans l’opposition sincère / artificiel. L’art n’est-il pas forcé d’être les deux à la fois ? C’est de l’art-ificiel qui va au fond des choses. On se construit à mesure qu’on se découvre. Je m’y perds ! L’idée des deux mots artificiels qui peuvent faire voler en éclat ce qui aurait pu être un chef-d’oeuvre est pourtant très intéressante ! Je vais y méditer.
Moi aussi, je vais être en pause cette semaine : je pars en vacances demain jusqu’à dimanche, j’ai programmé les prochains articles (le blog risque de manquer de sincérité :->), mais je ne pourrais pas répondre aux commentaires. Merci du compliment sur ce blog ! Tout le plaisir est pour moi, je suis très heureux d’échanger avec des personnes comme toi, et j’attends aussi tes prochains articles. Bon travail alors, en espérant de te voir un jour publiée.
PS : il faudrait vraiment que je lise du Quignard ! Mais l’autre jour je ne savais pas lequel prendre…