[…] Vendredi savait depuis longtemps assez d’anglais pour comprendre les ordres que lui donnait Robinson et nommer tous les objets utiles qui l’entouraient.
Un jour cependant, Vendredi montra à Robinson une tache blanche qui palpitait dans l’herbe, et il lui dit :
– Marguerite.
– Oui, répondit Robinson, c’est une marguerite.
Mais à peine avait-il prononcé ces mots que la marguerite battait des ailes et s’envolait.
– Tu vois, dit-il aussitôt, nous nous sommes trompés. Ce n’était pas une marguerite, c’était un papillon.
– Un papillon blanc, rétorqua Vendredi, c’est une marguerite qui vole.
Avant la catastrophe, quand il était maître de l’île et de Vendredi, Robinson se serait fâché. Il aurait obligé vendredi à reconnaître qu’une fleur est une fleur et un papillon un papillon. Mais là, il se tut et réfléchit.
Plus tard, Vendredi et lui se promenaient sur la plage. Le ciel était bleu, sans nuages, mais comme il était encore très matin, on voyait le disque blanc de la lune à l’ouest. Vendredi qui ramassait des coquillages montra à Robinson un petit galet qui faisait une tache blanche et ronde sur le sable pur et propre. Alors, il leva la main vers la lune et dit à Robinson :
– Ecoute-moi. Est-ce la lune qui est le galet du ciel ou est–ce ce petit galet qui est la lune du sable ?
Puis il y eut une période de mauvais temps. Des nuages noirs s’amoncelèrent au-dessus de l’île, et bientôt la pluie se mit à crépiter sur les feuillages, à faire jaillir des milliards de petits champignons à la surface de la mer, à ruisseler sur les rochers. Vendredi et Robinson s’étaient abrités sous un arbre. Vendredi s’échappa soudain et s’exposa à la douche. Il renversait son visage en arrière et laissait l’eau couler sur ses joues. Il s’approcha de Robinson.
– Regarde, lui dit-il, les choses sont tristes, elles pleurent. Les arbres pleurent, les rochers pleurent, les nuages pleurent, et moi, je pleure avec eux. Ouh, ouh, ouh ! La pluie, c’est le grand chagrin de l’île et de tout…
Robinson commençait à comprendre. Il acceptait peu à peu que les choses les plus éloignées les unes des autres – comme la lune et un galet – puissent se ressembler au point d’être confondues, et que les mots volent d’une chose à une autre, même si cela devait un peu embrouiller les idées.
6 commentaires
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14 mai 2011 à 10:27
Pivoine
Merci pour ce passage du roman de Michel TOURNIER « Vendredi ou la vie sauvage ».
J’ai terminé la énième lecture du roman hier soir. A la vérité, j’aurais bien voulu rester sans fin à m’emplir de l’évolution des échanges entre Robinson et Vendredi. Il me reste à imaginer Dimanche et Robinson.
J’aime aussi dans ce roman ANDOAR qui vole et puis chante. J’aime la souille où Robinson expie, le tunnel qui rappelle le bien-être utérin, cette partie où Robinson est seul et dont le sens de la vie sur cette île SPERANZA ne tient plus qu’à un fil. J’ai des livres sacrés celui-ci en fait partie. J’ai prêté « Vendredi ou les limbes du Pacifique » de Tournier autre livre sacré pour que: « les mots volent d’une chose à une autre, même si cela devait un peu embrouiller les idées ».
10 octobre 2013 à 19:26
hugo
bonjour j’adore vos roman !!!!!!
9 mai 2014 à 21:41
Curare Celle de Personne
Ho j’étais jeune quand j’ai lu ce roman, je me souviens plus particulièrement d’1 autre passage »des fleurs blanches et puis 1 qui poussa d’1 autre couleur » – Est-ce que cette fois-là Robinson s’était fâché ? J’ai oublié –
9 mai 2014 à 21:49
Langda
Aïe… Moi j’ai même oublié le passage…
11 mai 2014 à 17:45
Curare Celle de Personne
En cherchant bien dans l’infernale machine :
»L’île devient même une épouse qu’il féconde dans une combe, dont la prairie vallonnée devient, pour lui, l’image même des lombes de Speranza ; de ces copulations répétées naît un fruit sous la forme d’une mandragore. – »
Vendredi comment dire a fauté il a croqué la pomme en voulant imiter Robinson – j’crois bien que celui-ci entra dans une grand colère .. See more at: http://libresavoir.org/index.php?title=Vendredi_ou_les_limbes_du_Pacifique_de_Michel_Tournier#sthash.C1s9IwGg.dpuf
11 mai 2014 à 18:06
Langda
J’ai l’impression que tu cites « Vendredi ou les Limbes… », que j’ai jamais fini… Tournier a aussi écrit « Vendredi ou la vie sauvage », qui est la même histoire en plus simple, adressée aux enfants (mais de très bonne qualité littéraire) et que je citais ici. Dans cette version il y a d’ailleurs un passage où Robinson se retrouve tout au fond d’un trou à l’intérieur de l’île comme s’il était à l’intérieur du ventre de sa mère.