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Théophile Gautier était membre d’une confrérie qui se livrait à des expériences, disons, sur l’esprit, en consommant par voie orale des quantités énormes (apparemment, plus de 30 grammes d’un coup) de haschisch. Je précise qu’ils ont vite cessé : « le littérateur n’a besoin que de ses rêves naturels », conclut sagement Gautier. Récit de son premier essai : après l’extase, l’expérience tourne mal, Gautier ne se sent pas très bien (c’est peu dire), il tente de partir (je crois qu’en plus, il a un rendez-vous…).
Je me levai avec beaucoup de peine et me dirigeai vers la porte du salon, que je n’atteignis qu’au bout d’un temps considérable, une puissance inconnue me forçant de reculer d’un pas sur trois. À mon calcul, je mis dix ans à faire ce trajet.
Daucus-Carota* me suivait en ricanant et marmottait d’un air de fausse commisération :
« S’il marche de ce train-là, quand il arrivera, il sera vieux. »
J’étais cependant parvenu à gagner la pièce voisine dont les dimensions me parurent changées et méconnaissables. Elle s’allongeait, s’allongeait… indéfiniment. La lumière, qui scintillait à son extrémité, semblait aussi éloignée qu’une étoile fixe.
Le découragement me prit, et j’allais m’arrêter, lorsque la petite voix me dit, en m’effleurant presque de ses lèvres :
« Courage ! elle t’attend à onze heures. »
Faisant un appel désespéré aux forces de mon âme, je réussis, par une énorme projection de volonté, à soulever mes pieds qui s’agrafaient au sol et qu’il me fallait déraciner comme des troncs d’arbres. Le monstre aux jambes de mandragore m’escortait en parodiant mes efforts et en chantant sur un ton de traînante psalmodie :
« Le marbre gagne ! le marbre gagne ! » En effet, je sentais mes extrémités se pétrifier, et le marbre m’envelopper jusqu’aux hanches comme la daphné des Tuileries ; j’étais statue jusqu’à mi-corps, ainsi que ces princes enchantés des Milles et une nuits.
Mes talons durcis résonnaient formidablement sur le plancher : j’aurais pu jouer le Commandeur dans Don Juan.
Cependant j’étais arrivé sur le palier de l’escalier que j’essayai de descendre ; il était à demi éclairé et prenait à travers mon rêve des proportions cyclopéennes et gigantesques. Ses deux bouts noyés d’ombre me semblaient plonger dans le ciel et l’enfer, deux gouffres ; en levant la tête, j’apercevais indistinctement, dans une perspective prodigieuse, des superpositions de paliers innombrables, des rampes gravir comme pour arriver au sommet de la tour de Lylacq ; en la baissant, je pressentais des abîmes de degrés, des tourbillons de spirales, des éblouissements de circonvolutions.
« Cet escalier doit percer la terre de part en part, me dis-je en continuant ma marche machinale. Je parviendrai au bas le lendemain du jugement dernier. » Les figures des tableaux me regardaient d’un air de pitié, quelques-unes s’agitaient avec des contorsions pénibles, comme des muets qui voudraient donner un avis important dans une occasion suprême. On eût dit qu’elles voulaient m’avertir d’un piège à éviter, mais une force inerte et morne m’entraînait ; les marches étaient molles et s’enfonçaient sous moi, ainsi que des échelles mystérieuses dans les épreuves de maçonnerie. Les pierres gluantes et flasques s’affaissaient comme des ventres de crapauds ; de nouveaux paliers, de nouveaux degrés, se présentaient sans cesse à mes pas résignés, ceux que j’avais franchis se replaçaient d’eux-mêmes devant moi.
Ce manège dura mille ans, à mon compte.
***
Théophile Gautier, Le Club des Hachichins [sic], 1846, chapitre VIII
*Daucus-Carota est une vision provoquée par l’hallucination
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