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En fait la peur de la mort est indépendante de toute connaissance ; car l’animal l’éprouve, quoiqu’il ne connaisse pas la mort. Tout ce qui est engendré l’apporte avec soi en ce monde. Mais cette peur a priori de la mort n’est que le revers de la volonté de vivre, dont nous participons tous.
[…]
Or, l’attachement sans bornes à la vie, qui ressort de ces faits, ne peut avoir pris sa source dans la connaissance et la réflexion ; aux yeux de cette dernière il paraît plutôt insensé, car la valeur objective de la vie se présente de façon très incertaine, et il reste pour le moins douteux que la vie soit préférable au non-être ; même, si l’expérience et la réflexion ont voix au chapitre, le non-être devrait gagner la partie. Si l’on frappait aux tombeaux et que l’on demandait aux morts s’ils voudraient revenir au jour, ils secoueraient la tête en signe de refus. Telle est aussi l’opinion de Socrate, dans l’Apologie de Platon, et même l’aimable et enjoué Voltaire ne peut s’empêcher de dire : « on aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon », et encore : »je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle, mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie ».
[…]
La nature, en revanche, qui ne ment jamais, mais est au contraire sincère et franche, parle de ce sujet de toute autre manière, à savoir comme le fait Krischna dans Bhagavad-Gita. Voici sa sentence : la mort et la vie de l’individu sont dénués de toute importance. Cela elle l’exprime en livrant la vie de chaque animal, et aussi celle de l’homme, aux hasards les plus insignifiants, sans intervenir pour la sauver. – Observez l’insecte qui se trouve sur votre chemin : une légère et inconsciente modification de votre pas décide de sa vie ou de sa mort. Voyez la limace des bois, privéede tout moyen de fuir, de se défendre, de tromper l’ennemi, de se cacher, proie toute prête pour chacun. […] Or, en livrant ainsi ces organismes élaborés avec un art indicible, non seulement à la rapacité du plus fort, mais aussi au hasard le plus aveugle, au caprice de chaque fou, à l’espièglerie de chaque enfant, la nature déclare que l’anéantissement de ces individus lui est indifférent, ne lui nuit pas, ne signifie rien pour elle, et que dans tous les cas, l’effet importe aussi peu que la cause.
[…]
Nous conclurons en ce sens […] comme une sorte de « tour de passe-passe » qui se produirait alors. En effet, que ce qu’il y a de moins parfait, de plus vil, à savoir la substance inorganisée, continue d’exister tranquillement, alors que précisément les êtres les plus parfaits, les êtres vivants, avec leur organisation infiniment compliquée et infiniment ingénieuse, doivent toujours avoir à renaître totalement, puis être réduits à un néant absolu après un court espace de temps, pour faire place encore à des êtres nouveaux, semblables à eux, venus du néant à l’existence, – c’est là une pensée si manifestement absurde qu’elle ne peut, au grand jamais, représenter l’ordre véritable des choses, mais plutôt exactement un voile qui les cache, plus exactement un phénomène conditionné par notre intellect. […] C’est en vérité seulement un patois du pays […].
[…]
Si je tue une bête, que ce soit un chien, un oiseau, une grenouille, ou même seulement un insecte, il est au fond inconcevable que cet être, ou plutôt la force originelle grâce à laquelle un phénomène si digne d’admiration apparaissait, encore à l’instant d’avant, dans la plénitude de son énergie et de sa vitalité, devrait avoir été réduit à néant par mon acte méchant et étourdi. – Et d’autre part, les millions d’animaux de tout genre, qui, à chaque instant, dans leur infinie variété, accèdent à l’existence, pleins de force et de désirs, ne peuvent en aucune façon n’avoir rien été du tout avant l’acte de leur procréation et être parvenus à un commencement absolu à partir du néant.
[…]
Tout cela, c’est la grande leçon d’immortalité que nous donne la nature, désireuse de nous faire comprendre qu’entre le sommeil et la mort il n’y a pas de différence radicale, et que celle-ci ne met pas plus l’existence en danger que celui-là. Le soin avec lequel l’insecte prépare une cellule, ou une fosse, ou un nid, y dépose son oeuf avec de la nourriture pour la larve qui en sortira au printemps, et ensuite meurt paisiblement, ressemble tout à fait au soin avec lequel un homme apprête le soir ses vêtements et son déjeuner pour le matin suivant, et ensuite va tranquillement dormir, et au fond tout cela serait impossible, si l’insecte qui meurt en automne n’était pas en soi et d’après son essence véritable, aussi identique à celui qui éclôt au printemps, que l’homme qui se couche pour dormir à celui qui se lève le lendemain.

***

Arthur Schopenhauer – Métaphysique de la mort (1890, extraits), in Compléments au Monde comme Volonté et comme Représentation, éd. 10/18, trad.  Marianna Simon.

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l’inspecte, Il la tente, I’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver; cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel; tant d’égoistes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! – Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d’autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !
[…]
Donc le poète est vraiment voleur de feu.

Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions. Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ;

– Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, plus mort qu’un fossile, – pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! –

Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps, dans l’âme universelle : il donnerait plus que la formule de sa pensée, que l’annotation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !

***

Portrait d’Arthur Rimbaud, Ernest Delahaye, 1877

Ce dialogue dont voici la fin est à propos de l’art du poète : s’agit-il d’un art, d’une technique, ou le poète est-il inspiré par les dieux ?

ION
Tu as raison Socrate. Je serais étonné pourtant que tu me parlasses assez bien pour me persuader que je suis possédé et dans le délire quand je loue Homère. Je crois que même à toi je ne paraîtrais pas dans cet état, si tu m’entendais parler sur Homère.

SOCRATE
Oui. Je consens à t’entendre, mais non avant que tu n’aies répondu à cette question-ci. Parmi les sujets dont parle Homère, [536e] quel est celui dont tu parles bien ? Car naturellement, ce n’est pas sur tous.

ION
Apprends Socrate, qu’il n’en est aucun sur lequel je ne parle pas bien.

SOCRATE
Il n’en est pas ainsi cependant même pour les sujets que tu ne connais pas et dont parle Homère.

ION
Et quels sont ces sujets dont parle Homère et que je ne connais pas ?

SOCRATE
Homère ne dit-il pas souvent [537a] bien des choses sur les arts aussi ? par exemple sur celui du cocher… Si les vers me revenaient à l’esprit, je te les dirais tout du long.

ION
Mais je te les dirai bien car je les sais , moi.

SOCRATE
Dis-moi donc ce que dit Nestor à Antiloque son fils, quand il lui conseille de prendre bien garde au tournant dans les courses de chevaux en l’honneur de Patrocle.

ION
« Penche-toi, dit-il, toi-même, dans le char bien poli, un peu à la gauche des deux chevaux ; puis pique le cheval de droite [537b] en l’excitant par des cris, et rends-lui les rênes. Une fois à la borne, presse le cheval de gauche, afin que le moyeu de la roue bien travaillée te paraisse arriver au sommet de la pierre, mais évite d’y toucher… »

SOCRATE
Assez. Qui saurait le mieux, Ion, [537c] si Homère se trompe ou non dans ces vers, un médecin ou un cocher ?

ION
Un cocher naturellement.

[…]

SOCRATE
Pour savoir si, dans les vers que tu as cités, Homère a raison ou tort, est-ce toi qui t’y connaîtra le mieux ou un cocher ?

ION
Un cocher.

SOCRATE
C’est que tu es rapsode, n’est-ce pas, et non cocher.

ION
Oui.

SOCRATE
Hé quoi ! Lorsqu’Homère dit qu’à Machaon blessé [538c] Hécamède, la concubine de Nestor, donne à boire une potion… et il parle à peu près ainsi : « Sur de vin de Pramne, dit-il, râpe un fromage de chèvre avec une râpe d’airain, et place auprès un oignon comme assaisonnement pour pousser à boire. » Appartient-il à l’art du médecin ou celui du rapsode de bien distinguer si Homère a raison ou tort de parler ainsi ?

ION
A l’art du médecin.

SOCRATE
Eh, quoi ? Lorsque Homère dit : [538d] « La déesse arriva au fond de la mer semblable aux morceaux de plomb qui, précipités dans la corne d’un bœuf vivant au grand air, va porter le deuil parmi les poissons mangeurs de chair crue. » Déclarerons-nous qu’il appartient à l’art du pêcheur ou à celui du rapsode de juger ce qu’il dit là et s’il a raison ou tort ?

ION
Il est évident Socrate, que c’est à l’art du pêcheur.

SOCRATE
Vois donc, si tu m’interrogeais à ton tour pour me demander : [538e]  » eh bien, Socrate, puisque tu trouves dans Homère les passages qu’il convient à chacun de ces différents arts de juger, allons, trouve-moi pour le devin et son art quels sont les passages pour lesquels il peut juger s’ils sont bien ou mal faits.  » Vois donc avec quelle facilité et quelle vérité je te répondrais, car souvent Homère parle de cet art dans l’Odyssée aussi, par exemple dans le passage où Théoclymène, le devin descendant de Mélampous, dit aux prétendants : [539a]  » Malheureux, quel est ce mal dont vous souffrez ? La nuit enveloppe et vos têtes et vos visages et vos membres inférieurs ; un gémissement éclate, et vos joues sont couvertes de larmes. Plein est le vestibule, et pleine est la cour de fantômes qui marchent vers l’Erèbe au sein de l’obscurité. Le soleil [539b] a disparu du ciel, partout s’est étendu un brouillard funeste. » Souvent aussi il en parle dans l’Illiade, par exemple dans le combat près des murs. Car il dit aussi dans cet endroit : « un présage se présenta à eux au moment où ils s’élançaient pour franchir le fossé. C’était un aigle au vol élevé, il repoussait l’armée vers la gauche, [539c] et portait dans ses serres un dragon sanglant et monstrueux encore vivant et palpitant, qui n’oubliait pas la lutte. Car il mordit l’oiseau qui le tenait à la poitrine près de la gorge en se rejetant en arrière, et l’autre le jeta à terre loin de lui à cause de sa douleur violente, et il le précipita au milieu de la foule, [539d] tandis que lui-même poussant un cri, suivit les souffles du vent. Je déclarerais qu’il appartient au devin d’examiner et de juger ces passages et d’autres semblables.

[X] ION

Et tu auras bien raison, Socrate !

SOCRATE
Toi, aussi, assurément, Ion, tu as raison. Va donc, et fais pour moi ce que j’ai fait pour toi. J’ai extrait et de l’Odyssée et de l’Illiade, ce qui concerne, le devin, le médecin et le pêcheur. [539e] Fais de même pour moi. Extrais, puisque tu as pratiqué plus que moi les poèmes d’Homère, ce qui appartient au rapsode, Ion, et à l’art du rapsode, ce que le rapsode doit examiner et juger plus que tout autre homme.

ION
Pour moi, Socrate, je déclare que c’est Homère tout entier.

SOCRATE
Tout entier, Ion, ce n’est pas toi qui parle ainsi. Es-tu oublieux à ce point ? pourtant il ne conviendrait guère qu’un rapsode fût oublieux.

ION
[540a] Et qu’est-ce donc que j’oublie ?

SOCRATE
Ne te souvient-il pas que tu déclarais l’art du rapsode différent de celui du cocher ?

ION
Oui.

SOCRATE

[…] En vérité, Ion, si tu as raison de prétendre que tu es capable de louer Homère en vertu d’un art et d’une science, tu me frustres, toi, qui après m’avoir promis de savoir beaucoup de belles choses sur Homère et avoir prétendu me donner une preuve de ton savoir, me trompes en ne me donnant pas à beaucoup près cette preuve. Car tu ne consens même pas à me dire le sujet sur lequel tu es habile, malgré mon insistance, mais comme un vrai Protée, tu prends toutes les formes en te retournant dans tous les sens […] [542a]. Si tu es un homme de métier, dans le sens où je le disais tout à l’heure, et que tu me trompes, après m’avoir promis de me donner un échantillon de tes connaissances sur Homère, tu me frustres. Si au contraire, tu n’es pas un homme de métier, et que, possédé par Homère en vertu d’un don divin, tu dises, sans rien savoir, beaucoup de belles choses sur ce poète, comme j’en ai dit sur toi, tu ne me frustres pas. Choisis donc ! Veux-tu être considéré par nous comme un tricheur ou comme un homme divin ?

ION
Ce sont là choses bien différentes, [542b] Socrate. Car il est beaucoup plus beau de passer pour un homme divin.

SOCRATE
Eh bien, nous te l’accordons, ce titre plus beau, Ion, d’être par une inspiration divine et non en vertu d’un métier, le panégyriste d’Homère.

– […] Qu’est-ce que signifie « apprivoiser »?
-C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ca signifie « Créer des liens… »
-Créer des liens?
-Bien sûr,dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…
-Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur… je crois qu’elle m’a apprivoisé…
-C’est possible, dit le renard. On voit sur la Terre toutes sortes de choses…
-Oh! ce n’est pas sur la Terre, dit le petit prince. Le renard parut très intrigué :
-Sur une autre planète ?
-Oui.
-Il y a des chasseurs sur cette planète-là ?
-Non.
-Ca, c’est intéressant! Et des poules ?
-Non.
-Rien n’est parfait, soupira le renard.
Mais le renard revint à son idée :
-Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appelera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde! Tu vois, là-bas, les champs de blé? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé…
Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince :
-S’il te plaît… apprivoise-moi! dit-il.
-Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.
-On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Il achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi!
-Que faut-il faire? dit le petit prince.
-Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’oeil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…
Le lendemain revint le petit prince.
-Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l’après-midi, dès trois heures je commencerai d’être heureux. Plus l’heure avancera, plus je me sentirai heureux. À quatre heures, déjà, je m’agiterai et m’inquiéterai; je découvrira le prix du bonheur! Mais si tu viens n’importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m’habiller le coeur… il faut des rites.
-Qu’est-ce qu’un rite? dit le petit prince.
-C’est quelque chose trop oublié, dit le renard. C’est ce qui fait qu’un jour est différent des autres jours, une heure, des autres heures. Il y a un rite, par exemple, chez mes chasseurs. Ils dansent le jeudi avec les filles du village. Alors le jeudi est jour merveilleux! Je vais me promener jusqu’à la vigne. Si les chasseurs dansaient n’importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n’aurais point de vacances.
Ainsi le petit prince apprivoisa le renard. Et quand l’heure du départ fut proche:
-Ah! dit le renard… je pleurerai.
-C’est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t’apprivoise…
-Bien sûr, dit le renard.
-Mais tu vas pleurer! dit le petit prince.
-Bien sûr, dit le renard.
-Alors tu n’y gagnes rien!
-J’y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.
Puis il ajouta :
-Va revoir les roses. Tu comprendras que la tienne est unique au monde. Tu reviendras me dire adieu, et je te ferai cadeau d’un secret.
Le petit prince s’en fut revoir les roses.
-Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n’êtes rien encore, leur dit-il. Personne ne vous a apprivoisées et vous n’avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde.
Et les roses étaient gênées.
-Vous êtes belles mais vous êtes vides, leur dit-il encore. On ne peut pas mourir pour vous. Bien sûr, ma rose à moi, un passant ordinaire croirait qu’elle vous ressemble. Mais à elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c’est elle que j’ai écouté se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c’est ma rose.
Et il revint vers le renard :
-Adieu, dit-il…
-Adieu, dit le renard. Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le coeur. L’essentiel est invisible pour les yeux.
-L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le petit prince, afin de se souvenir.
-C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.
-C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose… fit le petit prince, afin de se souvenir.
-Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose…
-Je suis responsable de ma rose… répéta le petit prince, afin de se souvenir.

Loin du temps, de l’espace, un homme est égaré,
Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore,
Les naseaux écumants, les deux yeux révulsés,
Et les mains en avant pour tâter le décor

— D’ailleurs inexistant. Mais quelle est, dira-t-on,
La signification de cette métaphore :
« Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore »
Et pourquoi ces naseaux hors des trois dimensions ?

Si je parle du temps, c’est qu’il n’est pas encore,
Si je parle d’un lieu, c’est qu’il a disparu,
Si je parle d’un homme, il sera bientôt mort,
Si je parle du temps, c’est qu’il n’est déjà plus,

Si je parle d’espace, un dieu vient le détruire,
Si je parle des ans, c’est pour anéantir,
Si j’entends le silence, un dieu vient y mugir
Et ses cris répétés ne peuvent que me nuire.

Car ces dieux sont démons ; ils rampent dans l’espace
Minces comme un cheveu, amples comme l’aurore,
Les naseaux écumants, la bave sur la face,
Et les mains en avant pour saisir un décor

— D’ailleurs inexistant. Mais quelle est, dira-t-on,
La signification de cette métaphore
« Minces comme un cheveu, amples comme l’aurore »
Et pourquoi cette face hors des trois dimensions ?

Si je parle des dieux, c’est qu’ils couvrent la mer
De leur poids infini, de leur vol immortel,
Si je parle des dieux, c’est qu’ils hantent les airs,
Si je parle des dieux, c’est qu’ils sont perpétuels,

Si je parle des dieux, c’est qu’ils vivent sous terre,
Insufflant dans le sol leur haleine vivace,
Si je parle des dieux, c’est qu’ils couvent le fer,
Amassent le charbon, distillent le cinabre.

Sont-ils dieux ou démons ? Ils emplissent le temps,
Minces comme un cheveu, amples comme l’aurore,
L’émail des yeux brisés, les naseaux écumants,
Et les mains en avant pour saisir un décor

— D’ailleurs inexistant. Mais quelle est, dira-t-on,
La signification de cette métaphore
« Mince comme un cheveu, ample comme une aurore »
Et pourquoi ces deux mains hors des trois dimensions ?

Oui, ce sont des démons. L’un descend, l’autre monte.
À chaque nuit son jour, à chaque mont son val,
À chaque jour sa nuit, à chaque arbre son ombre,
À chaque être son Non, à chaque bien son mal,

Oui, ce sont des reflets, images négatives,
S’agitant à l’instar de l’immobilité,
Jetant dans le néant leur multitude active
Et composant un double à toute vérité.

Mais ni dieu ni démon l’homme s’est égaré,
Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore,
Les naseaux écumants, les deux yeux révulsés,
Et les mains en avant pour tâter un décor

— D’ailleurs inexistant. C’est qu’il est égaré ;
Il n’est pas assez mince, il n’est pas assez ample :
Trop de muscles tordus, trop de salive usée.
Le calme reviendra lorsqu’il verra le Temple
De sa forme assurer sa propre éternité.

Raymond Queneau, L’Explication des métaphores, in Les Ziaux, 1920-1943, © Gallimard

Je sais faire des vers perpétuels. Les hommes
Sont ravis à ma voix qui dit la vérité.
La suprême raison dont j’ai, fier, hérité
Ne se payerait pas avec toutes les sommes.

J’ai tout touché : le feu, les femmes, et les pommes ;
J’ai tout senti : l’hiver, le printemps et l’été
J’ai tout trouvé, nul mur ne m’ayant arrêté.
Mais Chance, dis-moi donc de quel nom tu te nommes ?

Je me distrais à voir à travers les carreaux
Des boutiques, les gants, les truffes et les chèques
Où le bonheur est un suivi de six zéros.

Je m’étonne, valant bien les rois, les évêques,
Les colonels et les receveurs généraux
De n’avoir pas de l’eau, du soleil, des pastèques.

 

***

Charles Cros – « Sonnet », Le Collier de griffes

La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici parmi la bourbe et la fiente du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier étage du logis, et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soi-même et sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces que bon lui semble. Comment cognait-il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? Par quelle comparaison d’eux à nous conclut-il la bêtise qu’il leur attribue ?

Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ai mon heure de commencer ou de refuser, aussi à elle la sienne. Platon en sa peinture de l’âge doré sous Saturne, compte entre les principaux avantages de l’homme de lors, la communication qu’il avait avec les bêtes, desquelles s’enquérant et s’instruisant, il savait les vraies qualités et différences de chacune d’icelles : par où il acquérait une très parfaite intelligence et prudence ; et en conduisait de bien loin plus heureusement sa vie que nous ne saurions faire. Nous faut-il meilleure preuve à juger l’impudence humaine sur le fait des bêtes ? Ce grand auteur a opiné qu’en la plus part de la forme corporelle, que nature leur a donnée, elle a regardé seulement l’usage des pronostications, qu’on en tirait en son temps.

Vous savez le français,
vous divisez,
multipliez,
déclinez à souhait.
Eh bien, déclinez !
Mais dites-moi ─
pouvez-vous
chanter avec une maison ?
comprenez-vous la langue des tramways ?
Le petit de l’homme,
dès qu’il vient au monde ─
tend la main vers les livres,
vers les feuilles de copie.
Mais moi, j’apprenais l’alphabet sur les enseignes,
en en tournant les pages de fer et de tôle.
La terre, on la prend,
on l’émonde,
on la saigne ─
pour l’apprendre.
Ce n’est qu’une toute petite mappemonde.
Mais moi, mes côtes m’enseignaient la géographie,
ce n’est pas pour rien
qu’au sol
je me cognais la nuit.
De graves questions troublent les historiens :
─ Était-elle rousse, la barbe de Barberousse ? ─
Passons !
Je ne fouille pas ces poussières dérisoires.
Je connais à Moscou n’importe quelle histoire !
On prend Dobrolioubov (pour abhorrer le mal), ─
le nom s’y prête mal,
les parents râlent.
Moi,
les gavés,
depuis l’enfance je les hais,
toujours contraint
de me vendre pour dîner.
On s’instruit,
on s’assied ─
pour plaire aux dames,
les petites pensées heurtent leurs fronts d’airain.
Et moi,
je parlais
aux seules maisons.
Seuls les réservoirs d’eau devisaient avec moi.
Tendant attentivement leur lucarne,
les toits guettent ce qu’à l’oreille je leur corne.
Et ensuite,
sur la nuit
et l’un sur l’autre,
ils jabotaient,
tournant leur langue-girouette.

***

Vladimir Maïakovski (1893-1930)« J’aime » (Ljublju, 1922)

L’Homme veut tout sonder, – et savoir ! La Pensée,
La cavale longtemps, si longtemps oppressée
S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !…
Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi !
– Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ?
Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ?
Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ?
Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ?
Et tous ces mondes-là, que l’éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix?
– Et l’Homme, peut-il voir? peut-il dire : Je crois ?
La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ?
Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève,
D’où vient-il? Sombre-t-il dans l’Océan profond
Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond
De l’immense Creuset d’où la Mère-Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose, et croître dans les blés ?…

Nous ne pouvons savoir ! – Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pâle raison nous cache l’infini !
Nous voulons regarder : – le Doute nous punit !
Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile…
– Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !…


Clown admirable, en vérité !
Je crois que la postérité,
Dont sans cesse l’horizon bouge,
Le reverra, sa plaie au flanc.
Il était barbouillé de blanc,
De jaune, de vert et de rouge.

Même jusqu’à Madagascar
Son nom était parvenu, car
C’était selon tous les principes
Qu’après les cercles de papier,
Sans jamais les estropier
Il traversait le rond des pipes.

De la pesanteur affranchi,
Sans y voir clair il eût franchi
Les escaliers de Piranèse.
La lumière qui le frappait
Faisait resplendir son toupet
Comme un brasier dans la fournaise.

Il s’élevait à des hauteurs
Telles, que les autres sauteurs
Se consumaient en luttes vaines.
Ils le trouvaient décourageant,
Et murmuraient :  » Quel vif-argent
Ce démon a-t-il dans les veines ? « 

Tout le peuple criait :  » Bravo!  »
Mais lui, par un effort nouveau,
Semblait roidir sa jambe nue,
Et, sans que l’on sût avec qui,
Cet émule de la Saqui
Parlait bas en langue inconnue.

C’était avec son cher tremplin.
Il lui disait :  » Théâtre, plein
D’inspiration fantastique,
Tremplin qui tressailles d’émoi
Quand je prends un élan, fais-moi
Bondir plus haut, planche élastique !

 » Frêle machine aux reins puissants,
Fais-moi bondir, moi qui me sens
Plus agile que les panthères,
Si haut que je ne puisse voir,
Avec leur cruel habit noir
Ces épiciers et ces notaires !

 » Par quelque prodige pompeux
Fais-moi monter, si tu le peux,
Jusqu’à ces sommets où, sans règles,
Embrouillant les cheveux vermeils
Des planètes et des soleils,
Se croisent la foudre et les aigles.

Jusqu’à ces éthers pleins de bruit,
Où, mêlant dans l’affreuse nuit
Leurs haleines exténuées,
Les autans ivres de courroux
Dorment, échevelés et fous,
Sur les seins pâles des nuées.

 » Plus haut encor, jusqu’au ciel pur !
Jusqu’à ce lapis dont l’azur
Couvre notre prison mouvante !
Jusqu’à ces rouges Orients
Où marchent des Dieux flamboyants,
Fous de colère et d’épouvante.

 » Plus loin ! plus haut ! je vois encor
Des boursiers à lunettes d’or,
Des critiques, des demoiselles
Et des réalistes en feu.
Plus haut ! plus loin ! de l’air ! du bleu !
Des ailes ! des ailes ! des ailes ! « 

Enfin, de son vil échafaud,
Le clown sauta si haut, si haut
Qu’il creva le plafond de toiles
Au son du cor et du tambour,
Et, le coeur dévoré d’amour,
Alla rouler dans les étoiles.

(Photo tirée d’une campagne de pub pour la PS3…)

***

Théodore de Banville, Odes funambulesques, 1857

Ce que j’écris :

La phrase qui tue :

Peu m'importe.
Peu m'importe quoi ? Je ne sais 
pas ; peu m'importe.
                    Fernando Pessoa

Classement par auteurs

Haïku !!!

Sans savoir pourquoi
                     j'aime ce monde
   où nous venons mourir___

                 Natsume Sôseki

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