J’étais l’autre jour dans une maison où il y avait un cercle de gens de toute espèce : je trouvai la conversation occupée par deux vieilles femmes, qui avaient en vain travaillé tout le matin à se rajeunir. « Il faut avouer, disait une d’entre elles, que les hommes d’aujourd’hui sont bien différents de ceux que nous voyions dans notre jeunesse : ils étaient polis, gracieux, complaisants. Mais, à présent, je les trouve d’une brutalité insupportable. – Tout est changé, dit un homme qui paraissait accablé de goutte. Le temps n’est plus comme il y a quarante ans : tout le monde se portait bien ; on marchait ; on était gai ; on ne demandait qu’à rire et à danser. A présent, tout le monde est d’une tristesse insupportable. »

[…]

Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes. Je ne suis pas surpris que les Nègres peignent le Diable d’une blancheur éblouissante et leurs Dieux noirs comme du charbon. Que la Vénus de certains peuples ait des mamelles qui lui pendent jusqu’aux cuisses ; et qu’enfin tous les idolâtres aient représenté leurs Dieux avec une figure humaine et leur aient fait part de toutes leurs inclinations. On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un Dieu, ils lui donneraient trois côtés.

Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un atome, c’est-à-dire la Terre, qui n’est qu’un point de l’Univers, se proposer directement pour modèles de la Providence, je ne sais comment accorder tant d’extravagance avec tant de petitesse.

Montesquieu – Lettres persanes, Lettre LIX – 1721