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Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

***

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, éd° de 1861

Jean Paul est un romantique allemand entre autres connu pour ses récits de rêves. Dans celui-là, le narrateur se retrouve au milieu d’un cimetière, la nuit, à l’heure où « les morts se lèvent dans les églises et parodient les services divins qu’y célèbrent les vivants ». Je précise quand même que Jean Paul est tout sauf un auteur athée… Ce texte est supposé fiche la trouille aux sceptiques, et prouver que sans Dieu, le monde basculerait dans le néant.

Alors descendit d’en haut sur l’autel une figure noble, élevée, pleine d’une impérissable douleur ; et tous les morts s’écrièrent : Christ, n’y a-t-il point de Dieu ? Il répondit : Il n’y en a pas.

Toutes les ombres de ces morts se prirent à trembler, et ce n’était pas seulement leur poitrine qui palpitait, c’était elles tout entières ; et elles commencèrent l’une après l’autre à se dissoudre de terreur.

Le Christ continua : J’ai parcouru les mondes, je suis monté dans les soleils, j’ai traversé les déserts lactés du ciel : mais il n’y a point de Dieu. Je suis descendu aussi bas, aussi loin que l’existence peut jeter son ombre ; j’ai regardé dans l’abîme, et je me suis écrié : Père, où es-tu ? Mais je n’ai entendu que l’éternel orage que personne ne gouverne, et un arc-en-ciel étrange, qui ne devait point sa naissance au soleil, se courbait sur l’abîme et y dégouttait en pluie. Dans ce monde incommensurable, je cherchais l’œil de Dieu, et je n’ai vu qu’un orbite vide, noir, sans corps. L’éternité reposait sur le chaos, et le rongeait, et se dévorait elle-même. Criez, discordantes tempêtes ; ombres, criez ; car Il n’est pas.

Les ombres décolorées s’évanouirent, comme ces vapeurs blanchâtres, condensées par le froid, disparaissent sous une tiède haleine, et tout fut vide. Alors, spectacle affreux pour le cœur ! alors accoururent dans le temple les enfants morts qui s’étaient éveillés dans le cimetière ; et ils se prosternèrent devant la figure majestueuse, qui était sur l’autel et ils dirent : Jésus, n’avons-nous pas de père ? et il répondit avec des flots de larmes : Nous sommes tous orphelins, vous et moi ; nous n’avons pas de père.

Alors des vents plus aigus sifflèrent : les murailles ébranlées du temple se poussèrent l’une sur l’autre ; le temple s’écroula sur les enfants ; la terre et le soleil s’engloutirent, et tout l’édifice du monde s’abîma devant moi dans son immensité.

***

Jean Paul (1763-1825), in Choix de rêves, éd° Corti.

gravure : Albrecht Dürer, La Chute des étoiles, 1497

Yi Sang est le Rimbaud coréen, en plus moderne. Les quelques poèmes que j’ai trouvés de lui sont écrits dans un style presque algorithmique, tout en défiant les lois les plus élémentaires de la logique.  L’ambiance est parfois assez dérangeante…

13 enfants courent dans une rue.
(une impasse pourrait convenir)

L’enfant N°1 dit qu’il a peur.
L’enfant N°2 aussi dit qu’il a peur.
L’enfant N°3 aussi dit qu’il a peur.
L’enfant N°4 aussi dit qu’il a peur.
L’enfant N°5 aussi dit qu’il a peur.
L’enfant N°6 aussi dit qu’il a peur.
L’enfant N°7 aussi dit qu’il a peur.
L’enfant N°8 aussi dit qu’il a peur.
L’enfant N°9 aussi dit qu’il a peur.
L’enfant N°10 aussi dit qu’il a peur.

L’enfant N°11 dit qu’il a peur.
L’enfant N°12 aussi dit qu’il a peur.
L’enfant N°13 aussi dit qu’il a peur.
Les 13 enfants n’étaient que des enfants
effrayants et effrayés.
(il valait mieux ne pas avoir d’autre situation)

Parmi eux, 1 enfant pourrait être effrayant.
Parmi eux, 2 enfants pourraient être effrayants.
Parmi eux, 2 enfants pourraient être effrayés.
Parmi eux, 1 enfant pourrait être effrayé.

(même une ruelle ouverte pourrait convenir)
Les 13 enfants peuvent ne pas courir dans la rue.

***

Yi Sang, 1910-1937, Perspective à vol de corneille, traduit par Chang-Kyum Kim avec la participation de Claude Mouchard (source)

WHO is now reading this?

May-be one is now reading this who knows some wrong-doing of my past life,
Or may-be a stranger is reading this who has secretly loved me,
Or may-be one who meets all my grand assumptions and egotisms with derision,
Or may-be one who is puzzled at me.

As if I were not puzzled at myself!
Or as if I never deride myself! (O conscience-struck! O self-convicted!)
Or as if I do not secretly love strangers! (O tenderly, a long time, and never avow it ; )
Or as if I did not see, perfectly well, interior in myself, the stuff of wrong-doing,
Or as if it could cease transpiring from me until it must cease.

***

Qui lit ceci maintenant?

Peut-être est-ce quelqu’un qui connaît un des écarts de conduite de ma vie passée,
Ou peut-être un  inconnu qui en secret m’a aimé,
Ou peut-être quelqu’un qui accueille avec dérision toutes mes grandioses prétentions et mon égotisme,
Ou peut-être est-ce quelqu’un que j’intrigue.

Comme si je n’étais pas aussi intrigué par moi-même!
Ou comme si je ne me tournais jamais en dérision moi-même! (O bourrelé de remords! O condamné par ma propre conscience!)
Ou comme si je n’aimais pas en secret des inconnus! (Oh, avec quelle tendresse, pendant longtemps et sans jamais l’avouer; )
Ou comme si je ne voyais pas très clairement en moi-même la source de mes écarts de conduite,
Ou comme si elle pouvait cesser de sourdre en moi avant son heure.

***

Walt Whitman, Feuilles d’herbe (Leaves of Grass) – Traduction de Roger Asselineau

Pour les patriarches nostalgiques, un grand tube des années 1270 : 1, 2, 3, 4 musique !

Je muir, je muir d’amourete,
Las! ai mi
Par defaute d’amiete
De merchi.
A premiers la vi douchete;
Je muir, je muir d’amourete,
D’une atraitant manierete
A dont la vi,
Et puis la truis si fierete
Quant li pri.
Je muir, je muir d’amourete,
Las! ai mi
Par defaute d’amiete
De merchi.

***

Je meurs, je meurs d’amourette,
Hélas ! aïe, pauvre de moi !
Car je n’ai pas de petite amie,
Par misère.
Tout d’abord je la trouvai toute tendre ;
Je meurs, je meurs d’amourette,
D’une façon toute violente,
Depuis que je la vis ;
Puis je la trouvai si farouche
Lorsque je la suppliai.
Je meurs, je meurs d’amourette,
Hélas ! aïe, pauvre de moi !
Car je n’ai pas de petite amie,
Par misère.

***

Adam de la Halle, rondeau, « Je muir d’amourete » – traduction maison. Si quelqu’un propose mieux, preuves à l’appui, je prends.

Penche la tête sur cette onde
Dont le cristal paraît si noir ;
Je t’y veux faire apercevoir
L’objet le plus charmant du monde.
[…]
Bien que ta froideur soit extrême,
Si, dessous l’habit d’un garçon,
Tu te voyais de la façon,
Tu mourrais d’amour pour toi-même.

Vois mille Amours qui se vont prendre
Dans les filets de tes cheveux ;
Et d’autres qui cachent leurs feux
Dessous une si belle cendre.
[…]
Je tremble en voyant ton visage
Flotter avecques mes désirs,
Tant j’ai de peur que mes soupirs
Ne lui fassent faire naufrage.
[…]
Veux-tu par un doux privilège,
Me mettre au-dessus des humains ?
Fais-moi boire au creux de tes mains,
Si l’eau n’en dissout point la neige.

Ah ! je n’en puis plus, je me pâme,
Mon âme est prête à s’envoler ;
Tu viens de me faire avaler
La moitié moins d’eau que de flamme.

Ta bouche d’un baiser humide
Pourrait amortir ce grand feu :
De crainte de pécher un peu
N’achève pas un homicide.
[…]
Climène, ce baiser m’enivre,
Cet autre me rend tout transi.
Si je ne meurs de celui-ci,
Je ne suis pas digne de vivre.

***

écouter la version musicale par Claude Debussy

Nos souvenirs connaissent trois périodes.
Dans la première, tout est comme hier,
l’âme se plaît sous leurs voûtes bénies,
le corps se plaît dans leur ombre propice
le rire vit encore, les larmes coulent,
la tache d’encre est encore sur la table –
et ce baiser comme un sceau sur le cœur,
unique inoubliable, baiser d’adieu…
Mais cette période n’est pas très longue.
Au lieu de voûtes bénies, une maison
solitaire dans un lointain faubourg,
où il fait froid l’hiver et chaud l’été,
où la poussière et l’araignée s’étalent,
où les lettres brûlantes en cendres tombent
et les portraits s’altèrent en cachette.
On y va comme on va sur les tombes,
en rentrant on se lave les mains,
en essuyant une larme fugace
des yeux lassés, avec un lourd soupir…
Mais l’horloge tictaque, les printemps
se suivent sans répit, le ciel rosit ;
le nom des villes eux-mêmes changent, et
s’en vont les témoins des événements.
Qui va pleurer, qui va se souvenir
et lentement nous abandonnent les ombres
que nous n’appelons plus, dont le retour
nous aurait même été effrayant.
Soudain éveillés, nous constatons que nous avons oublié jusqu’au chemin
de cette maison. Étouffant de honte,
nous y courons, mais (comme dans tous les rêves)
tout a changé : êtres, choses, murs –
Nous sommes étrangers. On nous ignore ;
Ailleurs, nous sommes ailleurs… seigneur Dieu !
Puis vient le plus terrible : nous voyons
que nous ne pourrions mettre ce passé
dans notre vie présente, et qu’il est
devenu aussi étranger pour nous
que pour notre voisin de palier ; que
nous ne saurions reconnaître nos morts
et que ceux dont le sort nous sépara
s’en accommodent parfaitement. Et même
que tout est pour le mieux…

***

Anna Akhmatova, « Quatrième élégie », in Elégies du Nord, Course du temps, 1945

Tableau : Van Gogh, « Pêchers en fleurs, souvenir de Mauves », 1888

Quant à l’erreur et incertitude de l’opération des sens, chacun s’en peut fournir autant d’exemples qu’il lui plaira, tant les fautes et tromperies qu’ils nous font, sont ordinaires. […]
Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris , il verra par raison évidente qu’il est impossible qu’il en tombe, et si (1), ne se saurait garder (s’il n’a accoutumé le métier des recouvreurs (2) ) que la vue de cette hauteur extrême ne l’épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez à faire de nous assurer aux galeries (3) qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour (4) encore qu’elles soient de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener (5) dessus: il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous ferions, si elle était à terre. J’ai souvent essayé cela en nos montagne de deçà (6) (et si suis de ceux qui ne s’effrayent que médiocrement de telles choses) que je ne pouvais souffrir la vue de cette profondeur infinie sans horreur et tremblements de jarrets et de cuisses, encore qu’il s’en fallût bien ma longueur que ne fusse du tout au bord, et n’eusse sur choir(7) si je ne me fusse porté à escient au danger. J’y remarquai aussi, quelque hauteur qu’il y eût, pourvu la diviser, que cela nous allège et donne assurance, comme si c’était chose de quoi à la chute nous pussions recevoir secours; mais que les précipices coupés (8) et unis, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoiement de tête: « ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit(9) », qui est une évidente imposture de la vue. Ce beau philosophe (10) se creva les yeux pour décharger l’âme de la débauche qu’elle en recevait, et pouvoir philosopher en liberté.

Bien loin après cette chute ironique et de nombreux autres exemples, ayant postulé que la pensée naît des sens, Montaigne finit donc par déduire de l’incertitude des sens, celle de la pensée et de la philosophie-même.

Vocabulaire : 1. Et pourtant- 2. Couvreur- 3. De nous rassurer grâce aux galeries- 4. A claire voie- 5. Pour nous promener- 6. Les Pyrénées- 7. Je n’aurais pas pu tomber sauf si je m’y étais exposé exprès (« a escient »)- 8. Abrupts- 9. « Si bien qu’on ne peut regarder en bas sans que le vertige saisisse et les yeux et les esprits » (tite live) – 10. Démocrite, philosophe grec.

***

Michel Eyquem de Montaigne, Essais, livre II, chapitre 12 : « apologie de Raymond Sebond », 1592

Le vers néo-alexandrin, dont j’ai l’honneur d’être l’auteur, se distingue de l’ancien en ce que, au lieu d’être à la fin, la rime se trouve au commencement (c’est bien son tour).
Ce nouveau vers doit se composer d’une moyenne de douze pieds ; je dis d’une moyenne parce qu’il n’est pas nécessaire que chaque vers ait personnellement douze pieds.
L’important est qu’à la fin du poème, le lecteur trouve son compte exact de pieds, sans quoi l’auteur s’exposerait à des réclamations, des criailleries parfaitement légitimes, nous en convenons, mais fort pénibles.
Voici un léger spécimen de ces vers néo-alexandrins :

11. Cher ami gardéniste, amateur de bonne
12. Chère, on t’appelle à l’appareil téléphonique
07. Allô ! qu’y a-t-il ? – Voici
12. À l’Hôtel Terminus (le fameux Terminus !)
06. Nous nous réunirons
14. (Nounous, le présent avis n’est pas pour votre fiole)
14. Samedi… (non lundi) 20 mars à 7 heures précises
17. Ça me dit, cette proposition, et à toi aussi j’espère
13. Lundi 20 mars donc… (non samedi, mais non lundi)
16. L’un dit une chose, l’autre une autre, voilà comme on se trompe
09. On se les calera bien, fois d’Alf
08. Onse Allais ! après quoi suivront
14. Concert varié, danses lascives, bref le programme
20. Qu’on sert d’habitude dans nos cordiales et charmantes petites soirées
13. Amène ta bonne amie, ça nous fera plaisir
06. Amen ! Alphonse Allais

Total : 192. Or 192/16 = 12, C.Q.F.D.

***

Alphonse Allais, « Léger spécimen de vers néo-alexandrins », Par les bois du Djinn, Parle et bois du gin, poésies complètes, Gallimard.

Seigneur, est-ce donc vrai qu’en ces mois vous pêchez,
Sous les lunes de mai, les morts de la rizière,
Que leurs yeux sans regards et leurs cheveux noyés
servent la juste guerre?

Dans un calme jardin, nous voici donc assis,
et c’est le temps si beau de la fleur et de l’arbre.
On célèbre un tombeau d’où vous êtes parti.
Pâques fait son théâtre.
Faut-il tout pardonner pour un dieu qu’on nous donne?
Sur les cités d’Asie et sur l’enfant brûlé,
au Mont des Oliviers, en votre temps de l’homme,
n’avez-vous pas pleuré?

Sous l’eau j’ai vu glisser la fille aux jeunes seins
si longue dans sa mort! j’ai vu courir les mères
avec leur bouche ouverte qui ne criait plus rien.
Qu’en pense votre mère?

Le mot de paradis en cette nuit fait honte.
Des arbres à pendus dressent d’autres vergers.
Allons-nous oublier tout le malheur du monde
pour l’odeur d’un pommier?

Ce que j’écris :

La phrase qui tue :

Peu m'importe.
Peu m'importe quoi ? Je ne sais 
pas ; peu m'importe.
                    Fernando Pessoa

Classement par auteurs

Haïku !!!

Sans savoir pourquoi
                     j'aime ce monde
   où nous venons mourir___

                 Natsume Sôseki

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